Historique de l'intersectionnalité

Le terme « intersectionnalité » a vu le jour en 1991, grâce à Kimberlé Crenshaw, une féministe universitaire afro-américaine et professeure de droit. Toutefois, des analyses intersectionnelles étaient déjà présentes dès les années 70, principalement chez les féministes afro-américaines, hispano-américaines et indiennes[1] sans que ce terme ne soit utilisé.

Le fait que la notion d’intersectionnalité provienne de femmes racisées n’est pas un hasard. Cette conception du féminisme se voulait une voie alternative à celle du courant dominant, qualifié d’hégémonique et d’ethnocentrique, à l’intérieur duquel plusieurs femmes marginalisées, et particulièrement les femmes racisées, ne se retrouvaient pas.

En effet, au cours des années 70, le mouvement féministe dominant critique sévèrement la construction familiale où la femme est condamnée à n’être qu’épouse, mère et ménagère. Or, pour les femmes racisées, la cellule familiale, en dépit du sexisme existant, est le seul espace sécuritaire qu’elles possèdent pour se protéger du racisme ambiant. Contrairement aux femmes blanches, leur priorité n’est donc pas de critiquer cette cellule familiale. Elles veulent évidemment, comme de nombreuses femmes, dénoncer les violences d’un système patriarcal, mais également celui d’un système colonial et raciste, hérité de quatre siècles d’esclavage et qui justifie les violences, notamment sexuelles, à leur égard. Elles dénoncent également les stéréotypes péjoratifs associés aux femmes noires, qu’il s’agisse de femmes peu intelligentes et de femmes-objets qui sont comparées à des animaux : des tigresses, des lionnes, des panthères, etc.[2].

Pour ces femmes, le courant dominant, pensé, articulé et mis en place presque exclusivement par des femmes blanches, pour beaucoup issues d’un milieu bourgeois, ne tient pas compte de leur réalité et de leur vécu, spécifiquement les imbrications entre les discriminations de sexe, de race et de classe socioéconomique. Par exemple, pour les femmes racisées, le racisme vécu au quotidien est une expérience aussi visible et douloureuse que l’est le sexisme, les deux étant souvent indissociables.

C’est par l’intermédiaire du cas d’Emma DeGraffenreid[3] que Crenshaw mettra en lumière cette indissociabilité et qu’elle théorisera la notion d’intersectionnalité. Madame DeGraffenreid était une employée de General Motors (GM) qui, en 1976, a porté plainte pour discrimination raciale et sexiste, argumentant que l’entreprise séparait les personnes salariées en fonction de leur race et de leur sexe. Dans les faits, une partie des emplois était ouvert aux hommes (noirs), tandis que l’autre l’était aux femmes (blanches) : une femme pouvait être employée comme secrétaire si elle était blanche, mais n’avait aucune chance si elle était noire, alors que les hommes noirs pouvaient obtenir un emploi sur le plancher de l’usine, ce que ne pouvait obtenir une femme noire. Ni les emplois pour Noirs ni les emplois pour femmes n’étaient accessibles aux femmes noires, puisqu’elles n’étaient ni hommes ni blanches[4]. Les tribunaux ont débouté madame DeGraffenreid arguant qu’elle ne pouvait prétendre être victime de discrimination basée sur le sexe, puisque de nombreuses femmes étaient à l’emploi de GM. Elle ne pouvait pas non plus être victime de racisme puisque de nombreuses personnes noires y travaillaient. C’est en se basant sur ce cas que Crenshaw a exposé ensuite la nécessité d’une approche intersectionnelle pour comprendre pourquoi la plainte n’avait pas abouti : « les femmes noires ne sont pas discriminées comme femmes, ni comme Noires. Elles sont discriminées comme femmes noires. C’est à cela que doit servir l’intersectionnalité : révéler la spécificité de situations souvent invisibilisées[5]. »

C’est au cours de la quatrième Conférence sur les femmes organisée par les Nations unies à Beijing, en 1995, que l’idée de l’intersectionnalité est entrée dans le répertoire onusien[6]. Le développement, la reconnaissance et l’adhésion à cette approche se développera par la suite lors des travaux préparatoires à la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui aura lieu à Durban en 2001. Lors de celle-ci, le terme intersectionnalité sera alors explicitement utilisé à plusieurs reprises au cours des conférences[7].

Ce concept est ensuite devenu plus connu au tournant des années 2000, plusieurs estimant cette notion comme étant l’une des plus importantes contributions théoriques aux études féministes.

Références

[1] Selma JAMES, Sex, race and class, Pétroleuse Press, 1975, https://libcom.org/files/sex-race-class-2012imp.pdf; bell hook*, Ain’t I a Woman?: Black women and feminism, South End Press, 1981, 220 p.; Selma Lillian COMAS-DIAZ, Feminist therapy with Hispanic/Latina women: Myth or reality? Women and Therapy, 6(4), 1987, 39-61; Chandra Talpade MOHANTY, Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses, Duke University Press, (Spring – Autumn, 1984), pp. 333-358.
* En hommage à ses ancêtres issus de l’esclavagisme, et avec pour objectif de mettre en exergue le passé colonialiste qui caractérise les communautés afro-américaines; bell hooks n’écrit pas son nom avec des majuscules de signification.
[2] bell HOOKS, Feminist theory from margin to center, 1984, Boston, South end Press. Voir aussi Jules FALQUET, Déclaration du Combahee River Collective, Les cahiers du CEDREF, 14, 2006, https://journals.openedition.org/cedref/415.
[3] DEGRAFFENREID v. GENERAL MOTORS ASSEMBLY DIV., ETC., 413 F. Supp. 142 (E.D. Mo. 1976).
[4] Kimberlé CRENSHAW, Why Intersectionality can’t wait, Washington Post, September 24 2015, https://www.washingtonpost.com/news/in-theory/wp/2015/09/24/why-intersectionality-cant-wait/?noredirect=on&utm_term=.e03664f3c0d0.
[5] Kimberlé CRENSHAW, Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics. 1989, U. Chi. Legal F. 139 (1989) https://chicagounbound.uchicago.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1052&context=uclf.
[6] Sirma BILGE, Le blanchiment de l’intersectionnalité, Recherches féministes, vol. 28, no 2, 2015, p.9-32, https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2015-v28-n2-rf02280/1034173ar/.
[7] Par exemple, dans un discours d’ouverture, Mary Robinson, la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et Secrétaire-générale de la Conférence mondiale contre le racisme, a déclaré :
« Je sais que vous êtes également conscient de la façon dont peuvent se recouper des formes multiples de discrimination – comment le sexe s’ajoute à la race, comment l’orientation sexuelle s’ajoute à la race, comment la pauvreté s’ajoute à la race. C’est une dimension à laquelle cette conférence accorde l’attention particulière qu’elle mérite. »
COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE, Présentation de l’approche intersectionnelle, http://www.ohrc.on.ca/fr/approche-intersectionnelle-de-la-discrimination-pour-traiter-les-plaintes-relatives-aux-droits-de-la/pr%C3%A9sentation-de-l%E2%80%99approche-intersectionnelle#fn15.