L’application contemporaine de l’intersectionnalité : de l’ADS à l’ADS+

L’analyse différenciée selon les sexes (ADS) a été adoptée en 1995, dans le Programme d’action de Beijing, par plus de 180 États et gouvernements, dont le Canada et le Québec[1] lors de la quatrième conférence mondiale des femmes des Nations unies.

Il faudra attendre près de dix ans avant de voir, au Québec, l’implantation de cet engagement international dans nos politiques internes. En effet, ce sera en 2007 que l’ADS sera retenue pour la première fois comme un instrument de gouvernance dans la politique gouvernementale québécoise en matière d’égalité entre les femmes et les hommes Pour que l’égalité de droit devienne une égalité de fait[2].

Selon le document gouvernemental, l’ADS se définit ainsi : « L’analyse différenciée selon les sexes est un processus d’analyse favorisant l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes par l’entremise des orientations et des actions des instances décisionnelles de la société sur le plan local, régional et national. Elle a pour objet de discerner de façon préventive les effets distincts sur les femmes et sur les hommes que pourra avoir l’adoption d’un projet à l’intention des citoyennes et des citoyens. Elle peut mener à une offre de mesures différentes faites aux femmes et aux hommes. »

Par exemple, une analyse différenciée selon les sexes du décrochage scolaire a permis de mettre en lumière que les causes et les conséquences du décrochage scolaire sont différentes chez les filles et les garçons. En effet, les filles qui ne détiennent pas de diplôme secondaire sont plus nombreuses à être exclues du marché du travail : le taux d’emploi des décrocheuses est de 32,7 % comparativement à 45,5 % chez les hommes[3]. Leur revenu est nettement inférieur à celui des garçons :elles gagnent en moyenne, annuellement, 16 414 $ comparativement à 24 434 $ pour les hommes dans la même situation[4]. Par ailleurs, les raisons qui poussent les filles et les garçons à décrocher sont également différentes. Si la pauvreté et l’adhésion aux stéréotypes sexuels sont des facteurs prépondérants en matière de décrochage scolaire tant pour les garçons que pour les filles, ces dernières vont décrocher plus souvent pour des raisons personnelles telles une grossesse ou des difficultés familiales, alors que les garçons vont décrocher, car ils sont attirés par le marché du travail et le gain d’argent[5]. Sachant cela, les mesures et programmes qui devraient être mis en place pour lutter contre le décrochage scolaire ou pour encourager un retour aux études ne seront pas nécessairement les mêmes et doivent être conçus afin de répondre adéquatement à ces différentes situations.

Ainsi, l’ADS nous permet de mieux cerner les différences (biologiques, sociales, sexuelles, etc.) qui peuvent influer sur les besoins ou les réalités des hommes et des femmes pour ensuite offrir des mesures et des services qui répondent le mieux aux besoins et aux réalités de chacun.

Si l’analyse différenciée est maintenant largement reconnue comme étant un outil pertinent en matière de lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes, cet outil s’est affiné au fil des dernières années afin d’y intégrer les discriminations multiples (handicap, statut socioéconomique, identité ou expression de genre, race, etc.). C’est ce que l’on appelle l’ADS+, soit l’analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle. Cette approche, revendiquée par la plupart des groupes de femmes, est l’une des approches spécifiques qui a été retenue par le Gouvernement du Québec dans son document Stratégie gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes vers 2021[6]. Preuve que l’analyse intersectionnelle suscite une adhésion de plus en plus large, la Ville de Montréal a annoncé, à l’automne 2018, qu’elle visait à intégrer progressivement l’ADS+ dans toutes ses politiques, programmes et services[7] comme recommandé par le Conseil des Montréalaises, une assemblée consultative en matière d’égalité entre les femmes et les hommes à la Ville de Montréal[8]. Le Gouvernement du Canada a, pour sa part, entrepris une démarche de formation et d’analyse en vue de la mise en œuvre de l’ADS+[9] dans les différents ministères et organismes[10]. De plus, à l’automne 2018, le gouvernement a aussi apporté un changement significatif dans ses structures en changeant le statut de Condition Féminine Canada. Celui-ci est passé de département à ministère des Femmes et de l’Égalité des genres. Ce changement est non seulement ancré dans la reconnaissance du besoin d’un ministère pour s’occuper des enjeux d’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi dans la reconnaissance du besoin de pousser encore plus loin l’analyse différenciée selon les sexes et intersectionnelle.

La pertinence de l’analyse intersectionnelle est maintenant largement reconnue dans la littérature et les milieux féministes. Toutefois, il est vrai que son application implique de relever certains défis : des données et des statistiques sont nécessaires, de la formation doit être offerte aux différentes personnes appelées à œuvrer à l’implantation de ce cadre d’analyse et un travail de sensibilisation doit être mené auprès de la population afin de comprendre les diverses expériences vécues par les femmes et éliminer l’ensemble des barrières à la pleine égalité de chacun et chacune d’entre nous.

Appliquer le féminisme intersectionnel : quelques exemples

Afin de mieux comprendre ce que veut dire concrètement l’intersectionnalité, nous vous présentons ici quelques situations où l’application d’un cadre d’analyse féministe intersectionnel (ADS+) est pertinente. Ce cadre permet une observation plus fine d’une situation qu’une analyse basée uniquement sur les inégalités entre les femmes et les hommes (ADS), ce qui, lorsque qu’on cherche à résoudre une difficulté, mène à des solutions mieux adaptées.

L’objectif recherché ici n’est pas de faire une analyse intersectionnelle approfondie de chacune des situations, mais plutôt d’en faire un survol afin d’illustrer de façon très générale les éléments d’analyse supplémentaires que permet l’intersectionnalité, de faciliter la compréhension de ce cadre d’analyse ainsi que son application.

L’intersectionnalité appliquée à la violence conjugale

L’intersectionnalité appliquée aux stéréotypes sexistes

Le féminisme intersectionnel permet de mettre en lumière les multiples discriminations qui peuvent toucher les femmes et surtout l’indissociabilité de ces discriminations. L’objectif de ce cadre d’analyse n’est pas de créer une hiérarchie dans les oppressions vécues par les femmes, mais plutôt de reconnaître la diversité des expériences et d’adapter les interventions tant sur le plan individuel que collectif. Finalement, tout ceci se fait sans pour autant renoncer à mettre l’accent sur les points communs entre toutes les femmes, sur la solidarité et sur les enjeux collectifs qui les lient.

Références

[1] GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Secrétariat à la condition féminine, http://www.scf.gouv.qc.ca/ads/ads-au-quebec/.

[2] GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Politique gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes, Pour que l’égalité de droit devienne une égalité de fait, 2007,
http://scf.gouv.qc.ca/fileadmin/Documents/Egalite/Politique-egalite-depliant.pdf.

[3] MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX, Taux d’emploi selon le niveau d’études. Taux d’emploi, selon le niveau d’études atteint et selon le sexe, Québec, 2015, http://www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/statistiques-donnees-sante-bien-etre/statistiques-de-sante-et-de-bien-etre-selon-le-sexe-volet-national/taux-d-emploi-selon-le-niveau-d-etudes/.

[4] STATISTIQUE CANADA, Recensement 2016, https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/dt-td/Rp-fra.cfm?TABID=2&LANG=F&APATH=3&DETAIL=0&DIM=0&FL=A&FREE=0&GC=0&GK=0&GRP=1&PID=111840&PRID=10&PTYPE=109445&S=0&SHOWALL=0&SUB=0&Temporal=2017&THEME=123&VID=0&VNAMEE=&VNAMEF. Voir aussi Fédération autonome de l’enseignement et Relais-femmes, Les conséquences du décrochage scolaire des filles, la possibilité d’agir, la nécessité de le faire!, mai 2015, p. 5.

[5] FÉDÉRATION AUTONOME DE L’ENSEIGNEMENT, Les conséquences du décrochage scolaire des filles, Guide de présentation, 2012, p.4, https://www.lafae.qc.ca/wp-content/uploads/2012/06/decrochage-scolaire-filles_guide_201203.pdf.

[6] GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Secrétariat à la condition féminine, Ensemble pour l’égalité, Stratégie gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes vers 2021.

[7] VILLE DE MONTRÉAL, Projet pilote de l’intégration de l’ADS+: La Ville de Montréal revoit son processus décisionnel pour prévenir les discriminations systémiques, http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=5798,42657625&_dad=portal&_schema=PORTAL&id=30963.

[8] CONSEIL DES MONTRÉALAISES, Mémoire sur la politique de développement social de la Ville de Montréal, 19 janvier 2017, p. 8. http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/CONS_MONTREALAISES_FR/MEDIA/DOCUMENTS/POLITIQUE%20DE%20D%C9VELOPPEMENT%20SOCIAL-M%C9MOIRE%20CM.PDF.

[9] Le gouvernement fédéral utilise le terme « analyse comparative selon les sexes » (ACS), il s’agit d’un synonyme d’ADS.

[10] GOUVERNEMENT DU CANADA, Plan d’action sur l’analyse comparative entre les sexes (2016-2020), https://cfc-swc.gc.ca/gba-acs/plan-action-2016-fr.html.